ANNE ABOU 2005, Entretien, Marielle Bouchard-2015


Vous êtes une artiste à multiples facettes. Vous utilisez de nombreux mediums : la peinture, le dessin et depuis de nombreuses années, la photographie. Est-ce une ambiguïté ou, au contraire, une complémentarité ?

Et l’on pourrait ajouter l’installation murale in situ avec l’approche de la sculpture à travers le bas relief que je construis et réalise actuellement et finalise en….photographie ! *
C’est bien sûr pour moi une complémentarité absolument naturelle. La photographie que j’ai pratiquée pendant de nombreuses années a été mon premier travail. Ce travail m’a menée naturellement à une recherche picturale, recherche picturale qui m’a reconduite ensuite impérativement vers la photographie. Ces 2 médiums majeurs propres à la constitution de l’image, sont une constante de mon travail. Tout en n’abandonnant jamais complètement ces deux mediums auxquels s’ajoute le dessin, pratique basique pour moi, ces allers-retours, la photographie éclairant la peinture, la peinture étayant la photographie se sont révélés successivement dans le temps comme absolument nécessaires dans le processus évolutif de ma recherche autour du réel et de l’image.
Aujourd’hui la photographie domine largement mon travail, mais la peinture est une de mes préoccupations constantes. En terme d’image, de gestuelle, de texture, de lumière, de contraste et d’histoire, elle est omniprésente à différents niveaux dans toutes mes photographies.
* Série « Save & Exit » en cours de réalisation, «  série sans nom, couple »

L’autofiction comme mémoire fait partie intégrante de votre oeuvre. Pourquoi ?

Image, mémoire et éventuelle autofiction je renverserai l’ordre des mots.(…)
C’est à partir d’une interrogation permanente sur le réel que j’ai expérimenté l’image avec les différents médiums qui la constituent.
Qui dit image dit mémoire… Images, visages, paysages, fragments de films, rêves tapissent ma mémoire et me constituent comme tout un chacun. Prégnantes, récurrentes ou fugitives, elles sont mon patrimoine intérieur dans lequel je puise, auquel je donne vie, avec lequel je joue en metteur en scène, à la fois bricoleuse et plasticienne. Je fais appel à cette mémoire kaléidoscopique pour stocker des images bien réelles sur film ou sur papier et réaliser selon différentes approches des montages « mise en scène » en fonction de l’écran lumineux que le soleil projette à travers la fenêtre de mon atelier. Les petites ou grandes scènes que je construis ainsi, procédé de fabrication à la fois primitif, méticuleux, fragile et plein de tâtonnements, sont photographiées dans une urgence liée au côté éphémère de la lumière. Ces photographies* relèvent plus de petits jeux fictionnels intemporels et intimes que d’autofictions proprement dites. Par ce que produisent leurs processus de réalisation et de ce qu’ils donnent à voir, contours incertains, profondeur de l’ombre, violence irradiée des couleurs, brouillages légèrement chaotiques, elles sont une tentative d’incarner sensiblement
la fragilité de ces images réelles ou rêvées qui traversent notre mémoire.
* Séries « Tous en Scène, Ateliers » et « Save&Exit »

En quoi la confrontation à une certaine trivialité de la réalité prend-elle de l’importance dans votre travail ?

Elle est d’une importance capitale.
« …Il s’agissait de capter le présent, Il s’agissait d’être au présent, d’être au quotidien une visionnaire allumée du réel… » Notes d’atelier 1996
La confrontation à une certaine trivialité de la réalité est pour moi une prise direct sur le réel, une cible, un signe pointé sur le temps réel, sur l’instant « ici et maintenant ». Elle est régulière, omniprésente dans le temps. Elle est moteur d’une de mes premières séries photographiques* que je poursuis toujours sous différents titres jusqu’à aujourd’hui, aussi naturellement qu’une respiration. Investigation de l’infra banal dans mon univers quotidien, dans la rue, dans le monde sans hiérarchie. Base de mon travail, ces séries de photographies forment dans le temps une sorte d’inventaire de mon environnement personnel. D’abord réalisées très systématiquement autour des espaces intérieurs où je vis, objets ordinaires, matières, texture, images qui m’entourent, mobiliers urbains, architectures qui jalonnent mes parcours quotidiens, que je choisis de photographier en fonction de leurs présences régulières et récurrentes dans mon espace environnemental immédiat. Mon champ d’investigation photographique s’est resserré ensuite autour des 30m² de cour bétonnée qui sépare mon appartement de mon atelier. Vision leitmotive de petits espaces douteux, de désordres anodins que je photographie en l’état et auxquels j’ajoute parfois quelques objets, jouets, masques emblématiques de mon travail pour les transformer en mises en scènes fictionnelles. Ce type d’investigation s’est poursuivi et étendu sous forme d’errance visuelle, ici, ailleurs, dans les villes, un peu partout.* Ces objets et matériaux dérisoires stockés ou rencontrés fortuitement figurent aussi dans pratiquement toutes mes œuvres photographiques comme matériaux omniprésents avec lesquels je joue plastiquement au même titre que les images, les dessins, les personnages. Ludiques et ironiques clins d’oeil au réel « ici et maintenant », ils tiennent même un rôle déclencheur capital lorsque je photographie mon ombre dans les séries Dark Vador et Save&Exit.
* Série Photographies sans titre,« Even more Beautiful », « Move along…Nothing to see.»

Vous mettez en situation de petites scènes où photographies découpées, petits personnages, dessins s’imbriquent dans votre travail ?

Plusieurs de mes séries photographiques représentent des scènes. Qu’elles ne dépassent pas 40 cm réalisées sur films transparents devant la fenêtre de mon atelier ou qu’elles soient sur papier et en bas relief collées tout au long du mur de mon atelier ou d’une galerie*, elles sont constituées d’un montage méticuleux mêlant photos d’atelier, dessins, images de film, peintures, photos de famille et d’actualités, portraits mythiques ou anonymes de toutes époques confondues etc.… Devant ce décor réalisé, je mets en scène des petits personnages jouets très réalistes. Ces marins, soldats, cow-boys et indiens saisis dans leur course et agitant leurs armes apparaissent comme vivants. Seuls éléments en trois dimensions, ils nous incarnent, ils incarnent notre point de vue et donnent aux images décors l’idée de leur monumentalité possible à l’échelle du monde réel. Les scènes ainsi construites sont ensuite photographiées en fonction de la marche du soleil derrière la vitre de mon atelier et selon un processus propre à chacune de ces deux séries. Bien que différentes, les unes plus cinématographiques, bricolage fragile d’images sur film, possible réminiscence des origines du cinéma (Méliès), les autres plus picturales et sculpturales, imbrication de collages sur murs et bas-reliefs, ce qu’elles ont en commun me semble-t-il, est ce tricotage d’images décors intimement mêlé aux objets et matériaux dérisoires avec lesquels je dessine leurs espaces respectifs dont la monumentalité est induite par la présence permanente de ces petits soldats, marins, cow-boy, et indiens au combien emblématiques, symbolique représentation de l’inconscient occidental dominant dont le cinéma, entre autre, nous a transmis si magnifiquement et tragiquement les histoires.
*« Tous en Scène, Ateliers », « Save&Exit », « …Y los sueños, sueños son »

Et ce rapport au cinéma ?

Enorme !
Du plus loin que je me souvienne je suis toujours allée au cinéma, assidûment dès ma petite enfance. Passionnément et systématiquement au début de l’adolescence où je fréquentais cinés club, cinémathèques et tout ce qui me tombait sur le regard pour étayer cette passion. En immersion dans les salles obscures au moins 4 fois par semaine pendant de longues années, le cinéma est ma culture de base, bien avant celle des musées, et c’est naturellement pour m’en approcher que je me suis orientée vers des études artistiques. Après m’être confrontée à la réalité de la peinture dans les musées et dans l’architecture à travers les fresques de la renaissance, les visages immuables et les scènes mythiques de la peinture ont rejoint les images fugitives des films aimés. Ainsi ont été posées les bases de mes interrogations autour du réel et de l’image, interrogations menées et étayées dans l’éclairage radical et jubilatoire des plus mythiques années de l’art contemporain. Dans une note d’atelier, j’écrivais à propos de mon travail photographique réalisé en argentique, « Il s’agissait de faire de la peinture sans objet, sans pinceau, sans support, qu’un faisceau de lumière à travers le film matrice pouvait faire apparaître n’ importe où dans l’espace… ». Tout est là, quasi physiquement. Ombre, lumière, apparition, film immobile, support sans limite se retrouvent sous différents aspects dans l’ensemble de mon travail, jusqu’à aujourd’hui, y compris dans la peinture.

Octobre 2015
Entretien réalisé par Marielle Bouchard catalogue « Regard dévoilé, 10 ans, 2005-2015 »,
LeVOG, Fontaine, France

Marielle Bouchard est docteur en histoire de l’art et commissaire d’exposition. Elle a dirigé le Vog, Centre d’Art Contemporain de la ville de Fontaine, créé et dirigé la galerie Marielle Bouchard à Grenoble et écrit de nombreux textes sur des artistes contemporains pour des
catalogues, des galeries, des éditions d’art.