Une autofiction en éclats

Dans l’atelier d’Anne Abou, où toutes les ouvertures sont voilées d’un rideau de plastique transparent qui rend à la lumière pénétrante cette douceur granuleuse chère aux peintres, il y a une petite fenêtre magique. Cœur et condensé de sa méthode, tenant du vitrail et de l’écran de montage cinématographique, cette lucarne fonctionne comme un dispositif par lequel l’artiste met en scène les réminiscences de son univers intérieur éclairées par la lumière du dehors. Tirées sur des films transparents, ces images y sont assemblées par superposition, créant des changements d’échelle entre les plans, des effets de brouillage et surtout, par des rapprochements entre des éléments disparates, des rencontres inattendues comme autant d’amorces narratives. Des figurines de soldats et autres jouets entrent dans la composition théâtralisée à laquelle l’écran d’un papier bulles oppose comme une distanciation. Enfin, de cette mise en scène, Anne Abou réalise une photographie.

Les images finales ainsi construites, autant par tâtonnements patients que par fulgurations intuitives, composent au total une sorte d’autobiographie fictionnelle en éclats. L’univers mental, les références visuelles d’Anne Abou sont là, en effet, répétées, réinterprétées, mises en jeu et en abyme : scènes fétiches et icônes du cinéma, grandes figures de l’histoire de l’art — Rembrandt, Goya, Marcel Duchamp… — mêlés à des portraits de l’artiste travestie en personnage, à des éléments puisés à sa vie quotidienne, à des fragments de ses propres œuvres et à des vues de l’atelier, celui-ci considéré décidemment comme matrice du travail, magasin de mémoire. De cette mémoire en expansion, de cette banque personnelle d’images, Anne Abou constitue sa palette. Avec ce matériau, qu’elle ponctue d’une foule de visages inclus dans une bulle de résine, elle compose aussi, lors de ses expositions, des peintures murales, œuvres éphémères in situ, longue frise de collage agglutinant les éléments de son répertoire proliférant, l’étirant en une séquence cahoteuse, une mosaïque de copies et de leurres, une partition visuelle régie par un habile désordre.

L’image — son troublant pouvoir d’évoquer la présence, sa faculté de s’arracher au réel tout en s’y rattachant — est la grande question qui obsède cette œuvre. Si elle reste très éprise de peinture, toujours présente en sourdine dans son travail, et si elle demeure profondément plasticienne dans sa démarche, Anne Abou possède un œil de photographe. En témoigne une série d’images qu’elle a réalisée aux abords de son atelier, ou bien celle où elle capte son ombre dans le décor. Mais le thème de l’ombre — « le côté obscur de la force » — n’est-il pas ici encore pour l’auteur une manière de poursuivre autrement son autofiction ?

Jean-Pierre Chambon
Novembre 2010, catalogue « Even more beautiful,  Anne Abou » Espace Vallès, Saint Martind’Hères, France

Jean-Pierre Chambon publie de la poésie et des récits. Il a fait paraître une vingtaine de livres parmi lesquels Le Territoire aveugle et Le Roi errant chez Gallimard, Corps antérieur aux éditions Cadex, Nuée de corbeaux dans la bibliothèque aux éditions L’Amourier, Le petit livre amer chez Voix d’Encre, Trois rois aux éditions Harpo & et Tout venant aux éditions Héros-Limite. Il co-anime la revue littéraire Voix d’Encre et collabore avec des peintres, des photographes, des musiciens. Il a rédigé de nombreux articles sur des artistes contemporains ainsi que des textes pour des catalogues d’exposition.