Dans le théâtre mental d’Anne Abou.

 Le parcours artistique d’Anne Abou est rendu complexe par les nombreux allers-retours entre la photographie et la peinture qui le jalonnent. Comme si l’une et l’autre de ces deux disciplines visuelles, utilisées en alternance, par périodes, ne cessaient de s’attirer, de s’appeler et de se questionner en interférant l’une sur l’autre. Si bien que, dans certaines de ses œuvres les plus récentes, Anne Abou les réunit enfin pour multiplier les manières de rendre, et de mimer, le travail de la mémoire qui constitue, au fond, son principal motif.

Au sortir de l’école des beaux-arts, délaissant les pinceaux elle a commencé sa recherche par le moyen de la photographie. Mais ces images inaugurales étaient hantées et comme aimantées, déjà, par l’histoire de la peinture. Ses autoportraits d’alors, qu’elle réalise sous divers travestissements, laissent flotter un subtil sentiment de déjà-vu. L’application de la pose et de la mise en scène de l’image, le soin apporté à l’apprêt du visage, aux vêtements, aux parures et aux éléments du décor, puisent en effet dans des souvenirs picturaux. On dirait ici quelque sosie d’un personnage d’une peinture flamande, échappé d’une toile de Rembrandt, ou de Vermeer, là un nu fleuri vaguement inspiré de Gauguin ou du douanier Rousseau, là encore une icône de l’imagerie révolutionnaire cubaine.

Ces images, plus tard, seront, avec tant d’autres, recyclées dans l’œuvre proliférante. Car parti de soi en auto-représentation, le travail d’Anne Abou va la conduire à prélever les images de tout ce qui l’entoure, de tout ce qui aura retenu son regard, la plus humble trace comme la plus noble figure, tout ce qui impressionne sa mémoire visuelle. Son regard se concentre dès lors sur une multitude de sujets et de formes, classés par genres et organisés par séries : vitrines, ombres, fragments d’architectures, tissus et textures, éléments d’ornement et de décoration, objets quotidiens, détails de cartes de géographie, personnages d’imagerie populaire, figures d’ex-voto, d’art saint-sulpicien ou pompier, images de téléviseurs, reflets, fenêtres…  Là encore, les sujets et leur traitement se réfèrent  plus ou moins consciemment à divers courants de l’histoire de l’art contemporain dont Anne Abou est tout imprégnée. Et si elle en a retenu quelque leçon, ce seront plutôt celles du pop’art, pour son insolence, son énormité, sa flamboyance, ajoutées à celles de la jubilation du jeu conceptuel.

Ce matériau fut d’abord patiemment accumulé, soigneusement stocké et dûment archivé. L’auteur a longtemps conservé ses photographies sous la seule forme de diapositives : les images restent ainsi parfaitement immatérielles, sans support, elles ne sont que des empreintes de lumière révélées par projection ou transparence. Plus tard d’autres réminiscences de son univers culturel refont, pour ainsi dire, surface : des visages connus et reconnus peints par des maîtres célèbres ou d’autres magnifiés par les plus grands réalisateurs du cinéma tant aimé. Ses héros, ceux de la Renaissance comme ceux du septième art américain — ou encore quelques belles gueules, écrivains et autres, dont elle a découpé le portrait dans des magazines —, elle les place sur le même plan : ils exercent le même attrait, lui inspirent la même sympathie.

Entre temps, dans ce monde d’images, la peinture longtemps tenue en réserve a fait retour, inévitablement. Car la nécessité s’est imposée pour Anne Abou de devoir rééquilibrer l’aspect mental, quasi virtuel, de la reproduction photographique par la confrontation à la résistance de la matière et l’implication du corps, ce que permet la peinture. Un moment elle s’est attelée à ce travail infiniment plus patient de figuration, lui-même conçu à partir de photographies prises dans son entourage. Puis, évidemment, elle a photographié la peinture et, pourrait-on presque dire : ainsi de suite.

Le jeu d’appels et de renvois entre la photographie et la peinture, la représentation et la duplication, l’image et son double, Anne Abou le pratique jusqu’au vertige. La photocopie, avant le scanneur, a longtemps été l’un de ses outils familiers. Ainsi, dans ses grandes « répétitions », sont mis en jeu sur la toile différents procédés de reproduction (dont le geste du peintre) qui, par une systématique hallucinante, engendrent à satiété un enchaînement de copies de copies. Mais que ce soit par le geste humain ou la machine, le trait, le pigment, les grains de sels d’argent ou les pixels, l’image demeure pour elle la grande question, le point d’ancrage de son travail. Et c’est bien cet étonnement qu’elle éprouve face à toute image — à sa faculté de laisser affleurer du réel, de la présence, à quasi réincarner — qui motive Anne Abou à expérimenter de nouveaux processus de réitération et d’autres rapports entre les différents médiums. Et, comme le remarque l’historien d’art Hans Belting (Pour une anthropologie des images), « il arrive régulièrement que les nouveaux médiums ne soient rien d’autre que des miroirs du souvenir fraîchement nettoyés, dans lesquels les anciennes images se perpétuent sur un autre mode que dans les musées, les églises ou les livres. Ainsi voit-on naître, dans l’espace liminaire entre les médiums iconiques traditionnels et ceux d’aujourd’hui, une nouvelle dynamique, susceptible de battre le rappel d’images dont notre époque a oublié l’existence ».

Contre une vitre de son atelier, le dernier dispositif qu’elle a mis en place fait songer à un vitrail, un écran de cinéma ou à la scène d’un petit théâtre mental — où elle-même entre discrètement en scène sous les traits et dans le costume d’un personnage. Les images qu’elle veut voir figurer dans le montage en cours, tirées sur films transparents, sont assemblées selon ce qu’offre le jeu de leurs superpositions et de leurs différences d’échelle pour suggérer des relations narratives ou des heurts entre les plans. Aboutissement (provisoire) de sa méthode et de son art, ce dispositif lui permet de faire figurer ensemble les éléments hétéroclites qui ont marqué son parcours et frappé son imaginaire, en les confrontant toujours à d’autres, extraits de son immédiate contemporanéité. Ce patrimoine intérieur, cet univers personnel, sans cesse enrichi d’un nouveau dépôt, reste en permanence disponible, en réserve. Sur fond d’un cliché de son atelier saisi dans le désordre du travail, viennent se disposer, prises dans les couches de gel photographique, quelques-unes de ses images fétiches au-devant desquelles sont placées de petites figurines.

Chacune des compositions, soigneusement photographiée, amorce un récit, raconte des bribes de sa propre histoire (ou plus précisément de celle de son regard) réinterprétée à l’infini avec ses références, ses raccourcis et ses clins d’œil. À moins que ces agglutinations obsessionnelles mêlant des images de toute nature — reproductions d’icônes et dessins de téléphone, etc. — fonctionnent comme les rêves, imitant leurs apparentes incohérences, leurs soudaines dérivations. Ces scènes, ces séquences, ces collages, ces collections, ces bric-à-brac, Anne Abou les prolonge le long des murs de la galerie. Un foisonnement d’images, épinglées comme des papillons en un savant désordre et accompagnées d’une myriade de petits visages reproduits à la surface d’une bulle de résine — parmi lesquels se glisse parfois celui de l’artiste —, égrène les notes d’une allègre partition visuelle. Entraîné le long de cette fresque, le regard se perd dans une mosaïque de copies, de faux, de doubles et de leurres par quoi l’artiste poursuit sa réflexion concrète sur les images et l’ambiguïté qui tout à la fois les arrache et les rattache au réel.

Jean-Pierre Chambon
Octobre 2005. Catalogue « Anne Abou » Exposition Le Vog, Fontaine, France


Jean-Pierre Chambon
publie de la poésie et des récits. Il a fait paraître une vingtaine de livres parmi lesquels Le Territoire aveugle et Le Roi errant chez Gallimard, Corps antérieur aux éditions Cadex, Nuée de corbeaux dans la bibliothèque aux éditions L’Amourier, Le petit livre amer chez Voix d’Encre, Trois rois aux éditions Harpo & et Tout venant aux éditions Héros-Limite. Il co-anime la revue littéraire Voix d’Encre et collabore avec des peintres, des photographes, des musiciens. Il a rédigé de nombreux articles sur des artistes contemporains ainsi que des textes pour des catalogues d’exposition.