Giotto memory.

Lorsque Giotto réalisa le cycle des fresques qui recouvrent les murs et le plafond voûté de la Chapelle Scrovegni à Padoue, il mettait en place un étonnant dispositif de projection. On situe le travail à l’entour de l’année 1310. II est également prêté au peintre la conception architecturale de l’édifice, tant est frappante la corrélation entre sa structure et un espace intérieur pensé strictement pour recevoir la décoration murale.

Ainsi, le lieu tient par ce qui s’y passe : il est tenu par le projet du peintre, par la restitution, sur l’écran panoramique de la chapelle, de sa vision intérieure. Autour d’une suite d’images et de scènes, sans teneur autre que celle des pigments déposés sur le plâtre humide par Giotto, est échafaudé le lourd édifice. Les pigments… et la ferveur, car, avec Giotto, et après lui, cet espace clos de la nef va libérer l’imagination du fidèle venu, ici, participer aux scènes de l’Histoire sainte. Passant les dimensions de la chapelle, il pouvait plaquer imaginairement ces scènes et leurs personnages sur la sphère invisible du ciel, à l’infini. Et ces visages, dont Giotto a inventé le réalisme, celui de Joachim, ceux des Apôtres, c’était lui, le fidèle. On parle, en architecture, de vaisseau, et rien n’est plus vrai à propos de cette Chapelle Scrovegni qui engendre, non pas le rêve, mais le voyage.

Imaginons, maintenant, un espace intérieur démesurément ample, se confondant, au-delà d’une insaisissable limite, avec l’extériorité absolue, et nous aurons une idée du projet qu’est la peinture d’Anne Abou. Des images, dont le rapport de projection a été multiplié, ne sont pas moins « présentes », mais leurs pigments, leur matérialité, la densité individuelle du projet en fait, sont dilués à la surface d’un écran qui a pour mesure la Totalité.

 Anne Abou, qui a longtemps travaillé sur la photographie, effectue, dans le lieu réduit de son atelier, un projet et retour incessant entre le fragment d’espace, ses petits formats, et la Totalité, ses grands tableaux. Non pas une oscillation, mais une tentative, par le geste, de s’assurer une présence simultanée dans différentes dimensions. Sachant toujours que le fragment, chargé de la valeur fétiche d’une relique, n’est qu’une épiphanie de la Totalité, qu’il vaut pour elle ; et le Tout, représenté allusivement dans l’effort fourni, au travers des grands formats, pour le dupliquer, n’est jamais qu’un fragment de lui-même, qu’une abstraction. La Totalité est donc un mirage. Le bleu, alors, utilisé en aplat, comme le rai d’une persienne, suggère le sens du projet, non pas ce que l’on atteint en fin de compte, mais l’éclaircie que le tableau effectue en tant que projet.

 Le vrai, pour Anne Abou, est ce qui s’estompe. La figure sera portée à l’infini dans la dilution, par recouvrements successifs, à défaut d’éloignement ou d’agrandissement véritables. Le réel, ses fragments, deviennent pré-texte à recouvrement, à  déconstruire le texte que ce réel constitue et au sein duquel  tout est définitivement écrit et achevé. Par recouvrement- éloignement de la figure, Anne Abou dénoue la fatalité de la finitude et restitue l’objet et le corps à une vacance.

 La force du projet, chez Anne Abou, met le quotidien à la  disposition d’une Totalité sans épaisseur, qui n’existe pas ailleurs que dans le projet que nous avons de la saisir. Le geste du peintre donne à voir le moment de cette projection que nul réel n’épuise.

 Le plafond de la chapelle ne représente rien ; les saints, le Tout, ou dieu, c’est le projet -le désir-, et le vaisseau, c’est elle, Anne Abou, un fragment, ce monogramme ouvert Λ : Giotto, qui sonde l’insondable et dépose ses pigments à l’infini.

Marc Fenoli
Juillet 1992 « GIOTTO MEMORY » peintures. Galerie Sapet. Mirmande. France

Docteur en Philosophie, sociologue, Marc Fenoli a travaillé dans la presse et l’édition. Responsable de programmes de coopération, directeur d’établissement culturel et attaché culturel dans plusieurs pays d’Afrique francophone et anglophone, il est l’auteur d’une thèse sur l’art contemporain et l’esthétique post-moderne. Il a également travaillé sur l’Art brut et écrit des textes pour de nombreux catalogues d’exposition.