Anne Abou, le règne de l’image

Ivre d’images, Anne Abou l’est plus qu’il n’est possible de le dire. Là où l’on attendrait une satiété, une satisfaction de l’œil, elle oppose une soif infinie. Entichée de clichés de cinéma, elle ne répugne ni au chromo ni au kitsch. Inoubliables visions ou scènes mineures, lyrisme ringardisé en carte postale, amoureux sublimes, stars du film et obscurs visages : tout se côtoie et s’entrecroise. Elle se constitue, à petits coups de ciseaux, une collection proliférante.

Tout cela est photographié, répertorié, archivé, à la manière d’un musée portatif sans ordre ni hiérarchie, sans prétention scientifique.  Une histoire monumentale où elle s’autorise ces passerelles que l’enthousiasme rend aisées à franchir. Ainsi la grande machinerie hollywoodienne tient-elle ses rouages de la Renaissance. Visage de sainte ou figure de Joan Crawford : pourquoi choisir ? Dans ce grand et vieil océan, l’œil parfait qui est le sien navigue à vue et à l’aise. Il saisit tout, ne rejette rien.

Jusque dans les postures qui entourent la mise en avant de l’image, Anne Abou réussit ce même continuum. Avec une malice et une candeur bien entremêlées. Elle se glisse ainsi, appareil photo en main, dans les vieux habits de la peinture.  L’autoportrait et la nature morte font donc bonne figure dans l’œuvre. C’est sérieux, sans provocation, et éminemment réjouissant. Quand elle se déguise en peinture flamande, on croirait le geste d’une petite fille devant une glace, la malle aux trésors ouverte à ses pieds. Pourquoi ne pas se servir dans le grand bazar prolifique de l’histoire de l’art ? Celle qui se moque pas mal de la mode porte aussi bien l’ancien que le nouveau…Et il y a comme une gourmandise immodeste et démocratique à tirer vers soi les hautes figures sacrées.

L’atelier du peintre transfiguré en nature morte est un autre must qu’elle affectionne et reprend inlassablement. Elle s’est ainsi très tôt attachée à prélever méthodiquement les bribes de son quotidien, les objets et les espaces ordinaires. Une tension vers le réel le plus immédiat  – ici et maintenant –, comme pour réaffirmer avec obstination sa présence au monde.

Les grandes scènes  – ou les écrans – qu’Anne Abou réalise à présent, dans une nouvelle forme de répétition, instaurent une synthèse, assez joyeuse au fond, de toutes ses exigences. Il s’agit d’abord de trouver sa place dans la peinture, qui reste tout de même la grande affaire. Ne pas renoncer à un vital inventaire de son monde intime. Célébrer enfin l’image multiple dont la mémoire est tapissée, pour ne pas dire saturée.

Superposition, mélange d’échelles et collage sont à l’œuvre. Marilyn, les Marx Brothers, John Cassavetes, mais aussi Raphaël ou Rembrandt, mais encore des visages familiers et des objets d’enfance. L’artiste y occupe tous les postes, démiurge opiniâtre, faisant un pied de nez aux frontières entre les genres. Photographe, metteur en scène, peintre, elle ne se refuse rien. Il s’agit tout à la fois de choisir ses acteurs et son décor, de disposer et cadrer le tout, de gérer un espace et  une profondeur de champ, de projeter le « tableau » où finira par s’inscrire tout ce petit monde d’images prélevées dans l’atelier et soigneusement mises en scène. Petite friandise au passage : figurer dans le casting de sa propre mythologie.

Cela a l’air simple : c’est lent et fragile. L’attente de la juste lumière, l’équilibre entre les parties du grand tout, le cheminement vers le rendu pictural… Faire vibrer l’intimité de l’atelier mental réclame patience et art du bricolage. Mais l’accomplissement du rite vaut bien tant d’efforts, puisqu’à la fin c’est l’image qui l’emporte sur tout. Et que son règne arrive.

 

Danielle Maurel-Balmain
2002 « Anne Abou », Chapelle Sainte Marie, Groupe d’Art Contemporain, Annonay, France

Danielle Maurel-Balmain est journaliste littéraire, elle rédige régulièrement des articles sur des artistes contemporains et des manifestations artistiques et culturelles dans la région Rhône- Alpes. Elle a aussi écrit de nombreux textes pour des catalogues d’expositions